La Surprise de Hrodnia (1/4)

   

« C’est maintenant le moment funèbre de la nuit ; des gouttes de sueur tremblante. Comment ! est-ce que j’ai peur de moi-même ? Il n’y a que moi ici ! Richard aime Richard, et je suis bien moi. Est-ce qu’il y a un assassin ici ? Non...Si, moi ! Alors fuyons...Quoi ! me fuir moi-même ? ...Bonne raison ! Pourquoi ? De peur que je ne châtie moi-même ?... Qui ? Moi-même ! Bah ! je m’aime, moi ! »

William Shakespeare, Richard III, Acte V, scène III (Personnage de Richard)

 

 

Dans le théâtre d’ombres qui se met en place, le premier à se trouver en ces lieux se nomme Destin. Arrivé depuis quelques temps, déjà, dans cette plaine de Hrodnia, il trace au sol les emplacements futurs des combattants. Sa fidèle compagne, la Mort, le rejoint assez rapidement et si elle ne livre pas les noms, les deux savent que cette place aux brumes nocturnes emportera son lot de victimes, pauvres humains ignorants des sorts où se jouent leur vie. Le terrain préparé, il faut enfin demander à la Nuit, cette douce assoupie, de commencer son lent réveil ; elle éclairera de ses premiers raies les marionnettes s’apprêtant à entrer dans l’arène. Mais voilà, le temps est venu et nos deux mystérieux compagnons d’habitudes se retirent devant l’arrivée imminente des héros d’infortune de ce jour naissant.

 

Position de hrodnia en russie source google maps 1

Figure 1: Localisation du village de Hrdodnia (Source-Google Maps)

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Autour du Grand-Hetman des Cosaques, le révéré Matvei Platov, les ordres partent. Dans le plus grand silence. On répercute les consignes du jour. Pour la première fois, les escadrons cosaques vont s’organiser comme la cavalerie régulière en rangs par pelotons. On surprendra tout ce qui pourra bien se trouver sur notre route ; du butin est à prévoir et si on peut enlever des prisonniers, ce sera mieux. Platov répartit ses hommes : il y a là plus de six mille de ses fils des rives du Don et de la Volga. Bientôt, ils inondent tout le bois de Maloïaroslavets, d’abord en groupes de fourrageurs puis se regroupant comme un essaim d’abeilles, ils forment les pelotons et se disposent en rangs d’attaque. Les éclaireurs remontent les rangs pour prévenir les chefs de sotnia : on aperçoit, à la sortie de la forêt, un groupe assez important de cavaliers français, peut-être des généraux en reconnaissance, l’occasion est assez belle ! Sur leur gauche, des centaines d’hommes du train des équipages et en perdition, un parc d’artillerie épars, une occasion encore plus belle… La journée qui se lève sera mémorable !

Matvei platov source huile sur toile de george dawe palais de l ermitage saint petersbourg

Figure 2: Le comte Matvei Platov, 1753-1818, Grand-Hetman des Cosaques du Don (Source-Peinture à l'huile de George Dawe, 1814, Palais de l'Ermitage-Saint-Pétersbourg, https://www.hermitagemuseum.org/wps/portal/hermitage/digital-collection/01.+paintings/39075)

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Les chevaux piaffent mais les hommes restent silencieux alors que le jour n’est pas encore levé mais que la Lune se confond pour éclairer encore les bois. On entend des sifflements aigus et les tougs tatars à franges s’agitent dans l’obscurité, l’œil expérimenté des hommes du Don et de la Mer Noire les reconnaît parmi la pénombre : c’est le signal !

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Figure 3: Cosaques aux avant-postes dans l'attente du signal... (Source-Tableau de Alexander Ivanovitch Sauerwied, 1814, Royal Collection Trust-London, https://www.rct.uk/collection/search#/29/collection/915879/russian-army-cossacks-reconnoitring-about-1814)

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Sortant de la masse des arbres touffus, les sotnias cosaques se dispersent par petits groupes de pelotons en deux masses, l’une vers le parc d’artillerie sur la droite de la grande forêt, la seconde sur ce groupe de cavaliers français qui semble totalement ignorer le danger de se retrouver ainsi isolé aux avant-postes.

Moins d’une centaine de pas séparent maintenant les Cosaques de l’état-major de Napoléon et la rencontre semble inévitable. Personne au sein des piquets d’avant-garde de l’Empereur des Français ne paraît avoir pris conscience du danger et alors que les Cosaques progressent vers la plaine, les hommes de l’avant-garde de l’état-major continuent à s’enfoncer dans la forêt : ils vont croiser sans le savoir les Russes et découvrir Napoléon !

Cosaque du don source carte postale sovietique annees 1980 collection de l auteur 1

Figure 4: Cosaque de la région du Don (sud-ouest de la Russie et nord du Caucase) en 1812 (Source-carte postale soviétique, années 1980, collection de l'auteur)

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?Le lieutenant polonais? Joachim Hempel, souvent en tête des piquets de l’état-major avec ses chevau-légers polonais de la Garde Impériale, a tiré de son ?expérience de la guerre en Espagne une méfiance de tous les instants. S’engouffrant dans la forêt pour éclairer la route, il fait ?soudain faire silence à ses hommes car, il entend des craquements sur sa droite à quelques dizaines de mètres. Il faut s’assurer ?de ce qui se passe mais les Polonais n’ont pas le temps d’aller vérifier car déjà, le danger s’abat sur eux.

Joachim hempel source biblioteka narodowa polona?

Figure 5: Le lieutenant des Polonais de la Garde Impériale Joachim Hempel (Source-Biblioteka Narodowa Polona)

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C’est alors qu’une formidable clameur se fait entendre dans cette clairière désolée ! Les Cosaques débouchent des bois par rangs formidablement alignés et se jettent sur tout ce qui se trouvent à leur portée ! L’objectif principal reste le parc d’artillerie mais ce rutilant état-major qui se découvre, peu à peu, constituerait une prise de choix ! Des milliers de poitrine poussent le formidable Hurrah ! Hurrah ! caractéristique des cavaleries de la steppe et la nuée emplit bientôt toute la plaine de Hrodnia.

Les cosaques de platov vont deboucher source felicien de myrbach

Figure 6: Les Cosaques de Platov débouchent sur l'état-major de Napoléon ! (Source-Gravure de Jan Chelminski)

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Aux cris de Vive l’Empereur ! et de Vivat Polska ! les 150 Polonais de Joachim Hempel n’hésitent pas un instant et abaissent les lances pour foncer, tête baissée, dans l’essaim cosaque ! Conscients de la valeur de celui qu’ils escortent, ils décident de se sacrifier jusqu’au dernier plutôt que de permettre l’insulte de voir la personne impériale assaillie par ceux qu’ils considèrent comme des sauvages. Mais la nasse se referme bientôt sur eux et les coups de lances polonaises se brisent face au raz-de-marée cosaque. Les pertes du groupe de Hempel sont faibles mais ils sont, désormais, prisonniers d’un combat inégal.

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La fougue des Polonais de Hempel n’aura, certes, pas été vaine. L’élan cosaque a été ralenti par cette attaque de flanc inopinée mais surtout les piquets qui suivent les Polonais ont pu être alertés et parmi ceux-ci, l’aide de camp personnel de l’Empereur, l’alsacien Jean Rapp, le fidèle Rapp, vient de comprendre tout le danger que Napoléon court à rester aussi exposé ! Il fait faire un violent demi-tour à son cheval et retourne prévenir l’Empereur du danger. Qu’en est-il d’ailleurs de ce dernier ?

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« Ne serait-ce pas des cavaliers du roi Murat ? » demande Napoléon à son entourage. L’état-major impérial peut distinguer, en effet, à moins d’un kilomètre de lui, des immenses masses sombres de cavalerie débouchant de la plaine. Tout le monde s’accorde à dire qu’ils avancent par la droite mais l’aide de camp de Berthier, Lejeune, en voit passer par la gauche, probablement ceux qui allèrent attaquer les hommes du parc d’artillerie. Très rapidement une formidable nuée de cavaliers, formant un arc de cercle décalé sur la droite de l’état-major, se rue sur le groupe impérial mais Napoléon refuse de croire l’impensable. « Cela ne peut être de la cavalerie régulière russe, ils sont trop loin ; quant aux Cosaques, ils ne combattent jamais en rangs de pelotons, c’est donc les nôtres ! » Le danger se rapproche et la masse de cavaliers ne se trouve plus qu’à 400 mètres ! L’état-major français semble tétanisé par cette inconnue ; seul Napoléon continue à poser des questions pour calmer son anxiété grandissante : « Caulaincourt, qui sont-ils ? Vous devez bien le savoir, vous ! ». Mais Caulaincourt, hésite, ne sait que dire ; on distingue encore mal dans cette pénombre matinale et il ne voudrait pas affoler tout le monde par de faux jugements. Plus que 200 mètres et les cavaliers auront atteint l’état-major impérial ! Il faut réagir ! C’est ce que fait alors le comte Ludwik Pac, un noble lituanien, qui devinant une funeste action dans cette nuée de cavaliers, prononce ce que tout le monde n’osait évoquer : « Sire, ce sont les Cosaques de Platov ! »  « Quoi, ils n’oseraient ! s’exclame avec fureur Napoléon, mon piquet ! Où est mon piquet ? »

Armand de caulaincourt

Figure 6: Portrait de Armand de Caulaincourt, Duc de Vicenza et Grand-Ecuyer de Napoléon Ier (Source-Wikimédia Commons)

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Juste à ce moment, surgit, à bride abattue, le général Rapp qui répète : « Sire, ce sont les Cosaques ! ». Alors que Napoléon, encore incrédule et ne supportant pas l’idée de voir arriver ces guerriers qu’il méprise, montre l’envie de continuer son chemin, Rapp empoigne la bride du cheval impérial et lui répète encore ces mots, avec plus d’insistance : « Sire, ce sont les Cosaques ! ». Napoléon regarde autour de lui : « Mais ce ne sont pas les nôtres ? » redemande-t-il, presque avec candeur. Berthier renchérit dans le sens de Rapp, le comte de Lobau également, Caulaincourt acquiesce ; on en est, désormais, sûr ! Il s’agit bien des hordes de Platov qui vont s’abattre sur l’état-major de Napoléon. Napoléon, alors au sommet de sa puissance, maître de l’Europe et vainqueur de Moscou, tomberait face à ces sauvages dans cette froide matinée ? Impossible !

 

Raphael Romeo.

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A suivre…

 

 

Sources venant des participants directs

-Bonaparte Napoléon, Correspondance militaire de l'Empereur Napoléon Ier, Paris, 1860.

-Caulaincourt Armand-Louis-Augustin, Mémoires du général de Caulaincourt, duc de Vicence, Paris, 1933.

-Gourgaud Gaspar, Napoléon et la Grande Armée en Russie, ou Examen Critique de l’ouvrage de M. Ph. De Ségur par le général Gourgaud, Paris, 1826.

-Rapp Jean, Mémoires du général Rapp, aide-de-camp de Napoléon, Paris, 1823.

-Za?uski Józef, Les Chevau-légers polonais de la Garde 1812-1814, Cracovie, 1855.

-Za?uski Józef, La Pologne et les Polonais défendus par un ancien officier des chevau-légers de la Garde de Napoléon Ier contre les erreurs et les injustices des écrivains français M.M. Thiers, Ségur, Lamartine, Paris, 1856.

Sources des participants indirects

-Boulart Jean-François, Mémoires du général Boulart sur les guerres de la République et de l’Empire, Paris, 1892.

-De Castellane Boniface, Journal de marche du maréchal de Castellane, Paris, 1895.

-Denniée Pierre-Paul, Itinéraire de Napoléon pendant la campagne de 1812, Paris, 1842.

-Fain Agathon-Jean-François, Manuscrit de l’an 1812.

-Goujeon Alexandre, Bulletins officiels de la Grande Armée, campagnes de Russie et de Saxe, Paris, 1821.

-Labaume Eugène, Relation circonstanciée de la campagne de Russie, Paris, 1820, 446 pages.

-Laugier Cesare de, Gli Italiani in Russia, memorie di un ufficiale italiano per servire a la storia della Russia, della Polonia e dell’Italia nel 1812, 1825.

-Lejeune François-Louis, Mémoires du général Louis-François Lejeune, en prison et en guerre à travers l’Europe, 1809-1814, Firmin-Didot et cie, Paris, 1895, 348 pages.

-Löwenstern Baron de, Mémoires du général-major russe Baron de Löwenstern, par M-H. Weil, Albert Fontemoing, Paris, 1903, tome premier, 420 pages.

-Méneval Claude-François de, Mémoires pour servir à l’histoire de Napoléon Ier depuis 1802 jusqu’à 1815, Paris, 1894.

-Ségur Philippe de, Mémoires du général de Ségur, Paris, 1894.

Bibliographie secondaire

-Boutourlin colonel, Histoire militaire de la campagne de Russie en 1812, Saint-Pétersbourg, 1824.

-Brandys Marian, Kozietulski i inni, Varsovie, 1967.

-Chambray de, Histoire de l'expédition de Russie, Paris, 1823

-Chateaubriand François-René de, Vie de Napoléon, 1847.

-Che?mi?ski Jan et A. Malibran, l'Armée du Duché de Varsovie, Paris, 2001.

-Dupont Marcel, Guides de Bonaparte et chasseurs à cheval de la Garde, Paris, 2002, 128 pages.

-Lachouque Henry, The Anatomy of Glory, Providence, 1961.

-Martinien Aristide, Tableau, par corps et par batailles des Officiers tués ou blessés pendant les guerres de l'Empire (1805-1815), Paris, 1899.

-Mullié Charles, Biographie des Célébrités militaires des Armées de Terre et de Mer (1789-1850), Paris, 1852.

-Straszewicz Józef, Les Polonais et les Polonaises de la Révolution du 29 Novembre 1830 ou portraits des personnes qui ont figuré dans la dernière guerre de l'indépendance polonaise, Paris, 1832.

 

 

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