Avec le Che dans les forêts de Cuba
Avec le Che dans les forêts de Cuba
Figure 1: Portrait de Che Guevara (Source-Photographie-contretemps.eu)
Quand le 2 décembre 1956, le petit yacht d’à peine 18 mètres de long, el Granma, arrive enfin, après plus de sept jours de traversée mouvementée depuis le Mexique, à accoster à la pointe ouest de la région orientale de l’île de Cuba (El Oriente), on peut réellement affirmer que la Révolution est lancée ! Enfin, révolution c’est alors vraiment un grand mot qui fait bien dans les livres ou les interviews pour les journalistes occidentaux. Mais cela, ce sera pour plus tard. En attendant, il y a plus urgent pour les guérilléros de Fidel Castro : survivre. Ce qui n’est sûrement pas une mince affaire : dès les jours suivants le débarquement, les affrontements avec la police locale et les paramilitaires du dictateur Fulgencio Batista ont réduit les 82 hommes initiaux à moins d’une trentaine d’hommes qui ne savent plus très bien où ils sont… Heureusement pour eux, les chefs émergent et trouvent des solutions à tout : il y a bien sûr Fidel Castro[1], le créateur du mouvement, son frère Raul[2], support essentiel, Camillo Cienfuegos avec son sourire, ses grandes idées et sa belle barbe[3] et puis, un nouveau qui a rejoint les Castro alors en exil au Mexique. Jeune diplômé de médecine, cet Argentin de 28 ans vient de parcourir l’Amérique latine en tout sens pour y éprouver ses idéaux d’égalité et de lutte de classe ; à de nombreuses reprises, il a essayé de prend part à des mouvements révolutionnaires au Honduras, au Mexique, sans succès. Avec Castro c’est différent, il le sait. Son nom : Ernesto Guevara. Mais ses compagnons d’abord, le monde entier ensuite, vont bientôt le connaître sous son surnom, une expression typiquement hispanique qu’il use pour accentuer la fin de ses phrases : Che.
Figure 2: Camillo Cienfuegos et Che Guevara ensembles: deux grands amis devant l'Eternel, passionnés par leurs idéaux et voyant la Révolution comme une épreuve salvatrice et nécéssaire (Source-Photographie-RadioGuantanamo.icrt.cu)
****
L’hiver 1956-1957 a été compliqué mais les guérilléros de Fidel Castro ont réussi à le passer, c’est bien l’essentiel pour eux. Mieux, ils ont réussi à stabiliser leur petit groupe et ont même commencé à recruter dans les campagnes environnantes : des paysans ruinés, des désœuvrés de la ville, des marginaux… On fera le tri après, les combats s’en chargeront de toute façon. Surtout, des liens ont été établi avec l’opposition urbaine du régime de Batista : des notables, des groupes ouvriers qui, dans les grandes villes du pays comme la Havane ou Santiago de Cuba, essayent de s’opposer plus ou moins pacifiquement à l’autoritarisme de plus en plus implacable de Batista. Pour Castro, Guevara et les leurs, nul compromis possible : seule la révolution permettra la libération. Or, en ce printemps 1957, il n’est plus permis pour les guérilleros de rester ainsi dans l’inaction : on se doit d’agir pour commencer à mettre la pression sur Batista et surtout inciter d’autres à rejoindre le mouvement.
****
Ernesto ‘’Che’’ Guevara a beaucoup écrit durant sa courte vie. Heureusement pour nous. Et justement en 1963, alors numéro 2 du régime communiste de Fidel Castro à Cuba, il choisit de mettre en forme et de publier les notes qu’il a pris durant les deux ans de combat ayant précédé la victoire de 1959. Deux années qui ont vu les guérilléros de Castro tout connaître avant leur consécration finale. Rien n’était acquis. Et c’est notamment ce que veut montrer Che Guevara dans son récit qui se veut pour le moins impartial dans une classique auto-critique à la communiste : ses mémoires sont vraiment empreintes d’authenticité et même si l’on sent constamment poindre l’idéologue derrière la relation textuelle, il s’agit surtout d’un hommage à tous ses camarades de la Révolution notamment ceux morts dans les combats et qui ne connurent, de fait, jamais la victoire finale.
Figure 3: Position des guérilléros de Castro et Che dans l'île de Cuba en mai 1957 (Source-Google Maps)
****
Nous voici donc en avril 1957. Pour la petite trentaine de castristes se terrant dans le massif montagneux de la Sierra Maestra, à l’ouest de Santiago de Cuba dans la province de l’Oriente (partie Est de l’île et donc la région la plus lointaine de la Havane), le besoin primordial en ces jours incertains réside en deux simples mots : des armes. En effet, arrivés en décembre dernier avec des armes plus qu’archaïques, les guérilléros de Castro ne peuvent pas vraiment faire le poids face à l’armement assez moderne des troupes régulières de Batista. Obligés de se cacher comme des voleurs dans ce repaire naturel de bandits de grand chemin que sont les inhospitaliers reliefs de la Sierra Maestra, les guérilléros veulent agir désormais, le temps joue contre eux.
Figure 4: Paysage typique de la Sierra Maestra, un lieu aussi sauvage et beau que difficile d'accès (Source-Photographie-Radio Habana Cuba)
Pour ce premier extrait que l’on peut placer aux alentours du 10 mai 1957, Che Guevara évoque directement l’arrivée de ces armes tant attendues : « La même semaine, un contact de Santiago -qui se prénommait Andrés- vint nous annoncer la bonne nouvelle : les armes étaient en lieu sûr et seraient livrées quelques jours plus tard. Le lieu de remise du matériel serait une scierie de la région de la côte sous le contrôle des frères Babún[4], qui transfèreraient les armes avec la complicité de gars de la ville qui espéraient faire des affaires juteuses en intervenant dans la révolution. […] C’est curieux de voir comment, à cette époque, toute une série de personnages pensaient profiter de la révolution à leurs fins propres et rendaient de petits services pour pouvoir ensuite jouir d’éventuelles libéralités que, pensaient-ils, le nouveau pouvoir leur accorderait »[5] Comme on le voit, la situation précaire des guérilléros se voit exploitée par des opportunistes qui espèrent y trouver leur compte comme le souligne d’ailleurs le Che lui-même. Néanmoins, toute arme est bonne à prendre, aussi, les guérilléros attendent donc anxieusement cette première livraison de matériel relativement moderne qui devrait permettre de combattre les militaires de Batista avec une toute relative égalité.
Figure 5: Vue panoramique de la Sierra Maestra avec Santiago de Cuba en fond. Seconde ville du pays avec près de 500 000 haibtants, Santiago de Cuba est surtout connue pour avoir été la première ville fondée par les Espagnols à leur arrivée en 1514 (Source-Google Maps)
Le grand jour arrive finalement le 18 mai et le Che n’est pas peu rassuré de l’annoncer : « Enfin, le 18 mai, des nouvelles des armes nous parvinrent ainsi que leur composition, plus ou moins approximative. [Se répandant comme une trainée de poudre] parmi les combattants, cette annonce provoqua de grands remous dans tout le campement. Tous espéraient améliorer leur équipement de combat, avec le secret espoir d’obtenir une nouvelle arme, que ce soit directement du lot qui arrivait ou parce que l’avancement des plus âgés leur permettait d’hériter d’une arme, même défectueuse, que ceux-ci auraient abandonnée au profit d’une neuve. »[6] L’enthousiasme est ainsi au rendez-vous pour cette livraison qui arrive comme une forme de cadeau du ciel permettant de réellement commencer la ‘’révolution’’… Depuis des mois, il fallait attendre, se cacher, épier mais sans jamais réellement combattre : dorénavant, il est possible d’envisager des actions offensives réelles, le vrai moteur de la révolution à savoir l’action violente, peut débuter.
Che Guevara nous raconte cette soirée, pas comme les autres, du 18 mai 1957, pour lui comme pour les autres guérilléros : « Les armes arrivèrent à la nuit tombée. Pour nous, ce fut l’un des spectacles les plus merveilleux qui soient ; ces instruments de mort étaient exposés au regard concupiscent des guérilléros. Trois mitrailleuses sur tripode, trois mitraillettes Madzen, neufs fusils M-1, dix fusils automatiques Johnson et, au total, six mille cartouches. Les fusils M-1 ne comptaient que quarante-cinq munitions par unité, mais faisaient partie des armes les plus recherchées ; ils furent donc répartis en fonction des mérites des combattants et de leur temps passé dans la Sierra. L’un de ces fusils fut attribué à Ramiro Valdés[7], aujourd’hui commandant, et deux autres au peloton d’avant-garde que dirigeait Camillo[8]. Les quatre restants furent réservés à la protection des mitrailleuses sur tripode. Une des mitraillettes revint au peloton du capitaine Jorge Sotús, une autre à celui d’Almeida, et la troisième à l’état-major, son maniement incombant à votre serviteur. Les mitrailleuses furent distribuées à Raúl[9], à Guillermo, puis à Crescencio Pérez[10]. Responsable d’une arme de longue portée, je devenais un combattant direct -bien qu’occasionnel, ma tâche permanente restant celle de médecin. Une nouvelle ère commençait pour moi dans la Sierra. »[11]
Notons que ces armes sont, pour les meilleures, d’importation américaines comme les fusils M-1-Garand : ces armes doivent, de fait, provenir de stocks volés à l’armée régulière de Batista qui est alors approvisionnée par ‘’l’ami américain’’.[12]
Che Guevara a raison d’évoquer une ‘’nouvelle ère’’ dans son cas : pour lui, révolutionnaire théorique pendant des années que ce soit en Amérique du Sud ou Centrale, obtenir une vraie arme dans ses mains est presque symbolique : il possède désormais, entre ses mains, les moyens de fabriquer sa ‘’révolution’’.
La description qu’il fait de la prise en main de sa mitraillette est révélatrice du caractère presque sacré du moment : « Je me souviendrai toujours de l’instant où l’on me remit cette mitraillette. Elle était ancienne et de qualité médiocre, mais, dans de telles circonstances, c’était une précieuse acquisition. Quatre hommes avaient été délégués à la protection de cette pièce. Tous les quatre suivirent par la suite des trajectoires bien différentes : après la victoire de la révolution, les deux frères Cipriano et Manuel Beatón assassinèrent le commandant Cristino Naranjo[13] avant de s’enfuir dans les montagnes de la province d’Oriente, jusqu’à ce qu’un paysan parvienne à les rattraper ; ils furent fusillés. Le troisième était un adolescent de quinze ans, Joel Iglesias[14], qui devait transporter presque en permanence les chargeurs de la mitraillette ; il est maintenant commandant de l’Armée rebelle. Le dernier, Oñate, est devenu [capitaine] de notre armée ; mais, à l’époque, nous le [surnommions] affectueusement ‘’Cantinflas’’[15]. »[16] Il est intéressant de se rendre compte de la proximité entretenue par ces hommes aux horizons divers et qui ne se voient réunis que par la valeur d’un idéal. Un idéal qui parfois ne tiendra pas longtemps.
Figure 6: Fidel Castro et Che Guevara en grande discussion. La personalité, toujours prête à entourlouper et charmer son adversaire, de Fidel Castro, aura souvent eu raison du caractère plein et entier du Che qui ne voyait pas la manipulation experte provenant de Castro.
****
Maintenant que les armes sont arrivées, il faut également parfaire l’entraînement des hommes notamment avec ce nouveau matériel qui, pour beaucoup, est complètement étranger. Comme on va le voir dans ce récit du Che, cela ne va pas sans mal : « Tout en continuant notre marche, nous profitions des moments de pause pour entrainer notre bleusaille au tir. Les deux anciens militaires[17] se virent assigner la pénible tâche d’enseigner les notions du maniement des armes, et du tir à blanc ; mais le manque d’adresse et la malchance aidant, les leçons à peine commencées, l’un d’eux [tira un coup de feu à balle réelle]. Son visage exprimait une consternation qu’il eût été difficile de feindre ; pourtant, nous ne pouvions désormais éviter d’éprouver une certaine suspicion à son égard et lui retirâmes sa mission d’instructeur. Les deux anciens militaires, incapables d’endurer nos heures de marche, reprirent, avec Arístides, le chemin de la ville. Gilberto Capote revint néanmoins plus tard sur sa décision et nous retrouva, donnant sa vie pour la révolution en mourant héroïquement, avec le grade de lieutenant, à la bataille de Pino de la Agua[18]. »[19] Pour ces guérilléros relativement inexpérimentés, l’apport de déserteurs de l’armée de Batista est évidemment appréciable même si, comme on le voit, la méfiance est de mise : il pourrait très bien s’agir de faux déserteurs envoyés infiltrer les rebelles castristes : bien entendu, la police militaire du régime de Batista est au courant de beaucoup de choses…
****
Enfin, le 30 août 1957 soit trois mois après l’arrivée des armes, la vérité du terrain va parler pour ces guérilléros en quête d’un premier succès. En effet, Che Guevara va maintenant nous raconter son premier vrai combat à la tête de son escouade et avec cette fameuse mitrailleuse dont il a été chargé. Il ne s’agit que d’une escarmouche face à une colonne de quelques dizaines, peut-être d’une soixantaine maximum, de soldats réguliers de Batista mais pour ces guérilléros, c’est symboliquement, le premier pas d’une révolution en marche : ils ne peuvent le rater. Voici le récit, coloré et amer, qu’en fait le Che : « Le sentier par lequel la colonne de Batista devait grimper, bordait la colline du côté où Lalo était embusqué. Ciro l’attaquerait de façon oblique ; et moi, avec les hommes les mieux armés, je devais annoncer le début des hostilités en tirant le premier coup de feu. Le meilleur escadron était dirigé par le lieutenant Raúl Mercader, du peloton de Ramiro ; il représentait la force de choc censée recueillir les fruits de la victoire. Le plan était très simple : à l’endroit où le chemin marquait un virage, formant quasiment un angle à 90° pour contourner un rocher, je devais laisser passer environ une douzaine de soldats et tirer sur le dernier au moment où celui-ci amorcerait le tournant, de façon à séparer son groupe du reste de la troupe. Les soldas restants seraient alors rapidement liquidés par nos tireurs ; l’escadron de Raúl Mercader avancerait, on s’emparerait des armes des morts avant de se replier immédiatement, couverts pat l’arrière-garde envoyée par le lieutenant ‘’Vilo’’ Acuña.
Dès l’aube, dissimulés dans la plantation de café où Ramiro Valdés[20] et ses hommes avaient pris position, nous guettions la ferme de Julio Zapatero, située en contrebas, sur le flanc de la colline. Avec l’apparition du soleil, on commença à distinguer un mouvement d’hommes qui entraient et sortaient du bâtiment occupés aux premières tâches de la journée. Peu après, certains enfilèrent leur casque. Le paysan avait donc dit la vérité. Nos hommes se tenaient prêts, en formation de combat.
Je courus rejoindre mon poste tandis que la tête de la colonne ennemie se mettait en marche, laborieusement. Dans ces moments-là, l’attente était interminable, et mon doigt titillait la détente de ma nouvelle arme, la mitraillette Browning, prête à célébrer avec moi son baptême du feu contre l’adversaire.
Au bout d’un moment, le bruit courut qu’ils approchaient ; les voix égrillardes et les braillements des soldats se faisaient de plus en plus nets. Le premier d’entre eux franchit le coude du chemin, le deuxième, puis le troisième ; mais ils avançaient malheureusement très séparés les uns des autres. Je calculai que nous n’aurions pas le temps d’attendre la fin de la douzaine. Quand le sixième passa devant moi, un homme poussa un cri à l’avant de la colonne et le soldat leva la tête dans un mouvement de surprise. J’ouvris aussitôt le feu sur le sixième homme qui s’effondra. Les tirs se généralisèrent et, à la seconde rafale de mon fusil semi-automatique, les six hommes disparurent du chemin.
Je donnai à Raúl Mercader l’ordre d’attaquer avec son escadron et les quelques volontaires qui se précipitaient déjà sur le sentier ; des deux côtés, on faisait feu sur l’ennemi. Le lieutenant Orestes, de l’avant-garde, Raúl Mercader lui-même, [Alfonso Zayas, Alcibiades Bermúdezet Rodolfo Vásquez], entre autres, avançaient et tiraient sur la colonne ennemie, dirigée par le commandant Merob Sosa[21]. Rodolfo Vásquez confisqua son arme au soldat que j’avais blessé, qui, à notre grand regret, se révéla être un infirmier ; l’homme ne portait qu’un revolver 45 de la garde rurale avec une douzaine de balles. Les cinq autres s’étaient échappés, se jetant dans le lit d’une rivière, sur leur droite. Remises de la surprise monumentale qu’elles venaient de subir, les troupes adverses -qui ne s’attendaient pas à rencontrer une quelconque résistance sur leur chemin- commencèrent à utiliser leurs bazookas.
La mitrailleuse Maxim était la seule arme de poids dont nous disposions, hormis ma mitraillette ; mais Julio Pérez, qui en avait la charge, échoua dans son maniement et fut incapable de la faire fonctionner.
Du côté de Ramiro Valdés, Israel Pardo et Joel Iglesias avaient progressé vers l’ennemi, munis de leurs armes quasiment infantiles, au milieu du boucan infernal des mitrailleuses qui tiraient de tous côtés, déconcertant encore davantage nos adversaires. J’ordonnai la retraite aux deux pelotons latéraux ; et, une fois ceux-ci repliés, nous fîmes de même, laissant au bataillon d’arrière-garde le soin de maintenir le feu jusqu’à ce que le peloton de Lalo Sardiñas fût entièrement hors de danger, puisque nous avions prévu une seconde ligne de résistance.
[Quelques minutes plus tard], ‘’Vilo’’ Acuña, qui avait accompli sa mission, nous rejoignit et nous annonça la mort d’Hermes Leyva, le cousin de Joel Iglesias. En nous retirant, nous tombâmes sur un peloton envoyé par Fidel, que j’avais averti de l’imminence d’un choc avec des forces armées supérieures en nombre. Il était commandé par Ignacio Pérez. Nous marquâmes une distance de près d’un kilomètre par rapport au lieu de l’attaque pour établir notre seconde embuscade et guetter l’arrivée des militaires. Ceux-ci ne tardèrent pas à atteindre le petit plateau qui avait servi de champ de bataille et, devant nos yeux, brûlèrent le cadavre d’Hermes Leyva pour assouvir leur vengeance. Impuissants, nous ne pûmes que riposter de loin avec quelques rafales de balles, auxquelles répondaient leurs bazookas.
[…] Cet affrontement dénonçait cruellement le manque de préparation au combat de nos hommes, incapables d’ajuster leurs tirs sur des ennemis qui se déplaçaient à si courte distance ; guère plus de dix ou vingt mètre devaient séparer la tête de la colonne. Malgré tout, c’était pour nous un véritable succès ; nous étions parvenus à arrêter la colonne de Merob Sosa, qui, à la nuit tombée, se retira. Nous avions obtenu une petite victoire sur eux, avec comme trophée une minuscule arme courte pour laquelle nous avions cependant payé le prix fort : la vie de l’un de nos plus valeureux combattants. Nous avions réussi cela avec une poignée d’armes d’une efficacité très moyenne, face à une compagnie d’au moins cent quarante hommes au total, dotés des meilleures armes pour mener une guerre moderne, et qui nous avaient arrosés d’une profusion de tirs de bazookas, voire de tirs de mortiers, d’une efficacité pourtant aussi peu redoutable que les tirs épars de nos hommes sur l’avant-garde ennemie. »[22]
Figure 7: Le commandant fidèle à Batista, Merob Sosa dans son uniforme d'éleve-officier en 1952 (Source-Photographie issue de sa page Facebook)
Que retenir donc de ce combat d’El Hombrito ? Le Che lui-même tire, avec sa concision habituelle, les enseignements de ce combat. Les points négatifs : l’imprécision et l’amateurisme des guérilléros, la perte cruelle d’un membre du groupe. Les points positifs : la réussite du dispositif d’embuscade qui a plus ou moins fonctionné et surtout l’opposition réussie avec les forces de Batista dans un premier vrai combat. Ce n’est qu’un début, le chemin sera long, le Che le sait, les autres aussi.
Figure 8: Les chefs de la guérilla castriste (de gauche à droite): Ramiro Valdez, Camillo Cienfuegos, Che Guevara et semble-il, Fidel Castro lui-même (Source-Photographie-Pinterest)
****
Après avoir passé quelques semaines en compagnie du Che et de ses compagnons révolutionnaires dans les forêts escarpées de la partie orientale de Cuba, nous allons les quitter pour les laisser continuer vers leur destin. Un destin qui connaitra encore bien des combats, bien des tragédies, bien des souffrances avant une victoire, presque inespérée, un triomphe, pourtant prélude à de nouvelles souffrances, de nouveaux drames, et néanmoins une consécration pour le Che qui, après avoir été le révolutionnaire aux idéaux enflammés passera dans le rôle du pantin répressif de Fidel Castro avant de finir en martyr de la Révolution sud-américaine dans une jungle désolée de Bolivie un jour d’octobre 1967…
Figure 9: Che Guevara en 1963... En route vers son Destin et sa Légende... (Source-Photographie-Wikimédia Commons)
Sources
-Guevara Ernesto, Souvenirs de la Guerre Révolutionnaire Cubaine, La Havane, 1963, réédition de 2005, dans Combats d’un Révolutionnaire, Robert Laffont, Paris, 2010, 1159 pages.
-Encyclopédie en ligne cubaine (le Wikipédia de Cuba) :
https://www.ecured.cu/EcuRed:Enciclopedia_cubana
-Interview de Ramiro Valdez sur le site officiel du Parti communiste de Cuba : http://www.granma.cu/cuba/2018-08-14/ramiro-valdes-menendez-en-silencio-ha-tenido-que-ser-video?fbclid=IwAR0iMAYFkBzI4xn_mIr8sH_xGxg1W15gOa-gq8CNvH3DWnwhBuu5lD_nkCs
[1] Fidel Castro (1926-2016), issu d’une famille modestement aisée au parcours compliquée, Fidel Castro, fait de brillantes études en droit et sciences politiques devenant docteur en droit en 1950. Parallèlement, il entame une activité révolutionnaire dès 1947 participant déjà à des émeutes en République Dominicaine (1947) ou en Colombie (1948). Devenu avocat, il s’oppose violemment à la prise de pouvoir de Batista en 1952 et ne pouvant rien faire sur le plan légal, entre dans l’action violente. C’est l’attaque de la caserne de Moncada le 26 juillet 1953 qui se finit mal : jugé, emprisonné et exilé, Castro se retrouve au Mexique où il fonde le Mouvement du 26 juillet avec ses fidèles. Menant la guérilla à partir de 1957, il réussit l’exploit de fédérer les mécontents du régime ultra-autocratique de Batista en faisant lui-même sa publicité auprès de l’opinion internationale notamment américaine qui le voit comme un combattant de la Liberté. Alternant interviews intelligentes avec prises de risques extrêmes en combattant en première ligne, Castro démontre ses qualités qui lui permettront de prendre le pouvoir début 1959. Alors que les Etats-Unis lui sont plutôt favorables au début, ses prises de positions pro-URSS, ses dérives coercitives dans la répression politique et ses nationalisations à outrance de l’île vont le transformer en ennemi mortel des Etats-Unis : le sommet cumulant lors de la crises des missiles de Cuba en 1962. On ne reviendra pas sur ses quelques 48 ans (1959-2008) de ‘’règne’’ à Cuba mais force est de reconnaître plusieurs choses : 1-Castro a été un dictateur au pire sens du terme alternant violence politique et mégalomanie du pouvoir 2-Mais Castro a été un symbole énorme du XXème siècle ; celui d’un ‘’petit’’ chef d’état capable de prendre son indépendance face au géant américain créant une centralité autour de son pays devenu rayonnant à travers le monde que ce soit par l’influence au niveau des idées ou même dans ses capacités d’interventions militaires (les dizaines de milliers de soldats cubains en Afrique). Malgré tous ses défauts, on ne peut oublier l’influence de Fidel Castro qui reste donc comme l’une des figures les plus iconiques du XXème siècle, à jamais perdu dans l’imaginaire collectif avec sa sempiternelle veste militaire verte, sa casquette d’officier et sa barbe.
[2] Raúl Castro, né en 1931 dans l’est de l’île de Cuba, il est le frère présumé de Fidel Castro (certains affirment qu’il est que son demi-frère, son vrai père aurait été chinois, d’où son surnom le ‘’Chinois’’). Adhérent du PC cubain en 1953, il organise avec son frère le contre-putsch de 1953 mais doit alors passer près de deux ans en prison en représailles. Amnistié en 1955, il part au Mexique pour organiser le mouvement du 26 juillet. Soutien essentiel de son frère, il mène des opérations d’importance lors de la guérilla puis, une fois son frère au pouvoir, mène une répression assez violente en même temps qu’il réorganise l’agriculture pour les plus pauvres. Ministre de la Défense de 1958 à 2008, président du Conseil des Ministres de 1976 à 2008, il est destiné à partir de 2008-2011, à remplacer son frère gravement malade. Seul dirigeant de Cuba depuis 2011, il a mené une remarquée politique d’ouverture du pays salué par la communauté internationale permettant la mise en valeur du potentiel touristique de l’île mais aussi l’accès aux nouvelles technologies comme Internet.
[3] Camillo Cienfuegos (1932-1959), fils de révolutionnaires espagnols émigrés au Mexique, rejoint rapidement le Mouvement du 26 Juillet à la suite des Castro, se lie d’amitié avec Che Guevara pendant les mois de guérilla ; ils partageaient des valeurs communes quand à leur vision de la révolution et l’implication personnelle qu’ils y mettaient. Prendra une part décisive dans la poussée finale sur la Havane fin 1958 dans laquelle il entre en vainqueur début 1959. Auréolé d’un prestige immense, il était promis à un futur brillant dans le gouvernement cubain mais il disparait dans un mystérieux accident d’avion en octobre 1959. D’aucuns diront que Fidel Castro l’aurait éliminé. Che Guevara, participant en vain aux recherches pour le retrouver, ne se remettra jamais de la perte de ce compagnon d’armes.
[4] Le Che note lui-même que cette famille devait retourner sa veste par la suite.
[5] Ernesto Guevara, Souvenirs de la guerre révolutionnaire cubaine, p. 356-357.
[6] Ernesto Guevara, p. 358.
[7] Ramiro Valdés, né en 1932, est un compagnon de la première heure de Castro. Membre fondateur du mouvement du 26 juillet, il le suit depuis 1953. Dès janvier 1959, il commandera une colonne en personne et participe activement au succès de la révolution castriste. Dès lors, il deviendra un personnage-clé du régime de Castro jusqu’à nos jours : ministre de l’Intérieur dans les années 1960 puis en 1978, vice-ministre des armées, vice-président du conseil d’état, membre du Politburo, directeur des centres de rétentions des prisonniers politiques, il est connu pour son extrême sévérité et sa ligne conservatrice en ce qui concerne toute forme de dissidence au régime castriste.
[8] Camillo Cienfuegos.
[9] Raúl Castro.
[10] Crescencio Pérez, (1895-1986), sera un membre essentiel de la troupe de Castro dans la Sierra Maestra. Connaissant très bien les lieux pour avoir exploité certaines cultures, il fait le lien avec les exploitants de Marijuana de la région amenant des possibilités importantes de se procurer du matériel, des vivres et parfois des armes.
[11] Ernesto Guevara, p. 358.
[12] Un ‘’ami américain’’ qui changera d’attitude à partir de 1958 suite aux exactions trop ‘’visibles’’ de la dictature de Batista.
[13] Cristino Naranjo (1929-1959), venant d’une famille très modeste de la province d’Oriente, il est obligé de travailler dès l’âge de 8 ans pour subvenir aux besoins de sa famille, ouvrier agricole à 15 ans puis mineur à 20 ans. Engagé dans la guérilla de Castro en août 1957 après avoir été torturé par la police de Batista, il va montrer les plus grandes qualités comme chef militaire. Tragiquement assassiné par les frères Beaton le 12 novembre 1959 pour des raisons inconnues.
[14] Né en 1941 à Cifuengos (centre de Cuba), Joel Iglesias est issu d’une famille de paysans pauvres qui ont trouvé dans les idées de Castro l’espoir de s’en sortir. Engagé dès 14 ans, il sera pris sous son aile par le Che qui lui apprendra à lire et à écrire et l’aidera lorsque Joel est gravement blessé en novembre 1957. Revenu au combat, il est très gravement blessé en novembre 1958 juste avant la victoire finale. Dans le nouveau régime castriste, il prendra un temps la direction des Jeunesses communistes jusqu’à 1964 avant de se tourner vers une carrière universitaire. Il meurt en 2011.
[15] Alejandro Oñate surnommé Cantinflas en raison d’une ressemblance avec un célèbre acteur (1911-1993) mexicain du même nom venant tout juste d’accéder à la célébrité mondiale avec son rôle de Passepartout dans Le Tour du Monde en Quatre-Vingt-Jours (1956 avec David Niven en Phileas Fogg).
[16] Ernesto Guevara, pp. 359-360.
[17] Deux militaires déserteurs de l’armée de Batista viennent de rejoindre les guérilléros.
[18] La bataille de Pino del Agua a lieu le 17 septembre 1957 : les hommes du Che tendent une embuscade parfaitement conçue par le Che lui-même et provoquent d’énormes pertes parmi le détachement de troupes de Batista piégé : 52% de tués et blessés. C’est une des premières vraies victoires des guérilléros.
[19] Ernesto Guevara, p. 381.
[20] Notons ici une phrase issue d’une interview datée du 14 août 2018 dans laquelle Ramiro Valdez décrit les qualités de chef du Che : « Le Che était très sévère mais comme le disait Fidel, il exigeait encore davantage de lui-même que des autres mais surtout avec ceux qui lui était proches, il était intransigeant. »
[21] Merob Sosa, né en 1920 à la Havane, ayant perfectionné ses études militaires sur la base américaine de Panama en 1952, est encore un simple capitaine en 1957 mais il est de plus en plus connu pour ce qui sera sa marque de fabrique : son allégeance sans failles à Batista et sa grande violence. S’autoproclamant lui-même ‘’Génocidaire de la Sierra Maestra’’ lorsqu’il en devient gouverneur en 1958, il doit s’exiler aux Etats-Unis en 1959. Dès lors, il continue des activités anticastristes notamment via une organisation secrète de type terroriste La Rosa Bianca.
[22] Ernesto Guevara, pp. 401-403.
Ajouter un commentaire