Waterloo: des chefs dépassés ? (Partie 1)

 

La bataille de Waterloo: des chefs dépassés ? 

Partie I: Le duel des incompris: Napoléon vs Wellington

 

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Figure 1: Wellington encourage ses troupes à tenir en plein milieu de la bataille de Waterloo (Source-Huile sur toile de Robert Hillingford, National Army Museum-Chelsea)

 

On ne peut commencer à étudier les raisons profondes du déroulement de la bataille de Waterloo sans porter une analyse sur les deux commandants en chefs. Déjà parce qu’en tant que commandant en chef, ils ont une importance évidente mais aussi et surtout parce que les personnalités hors norme de ces deux chefs, au-delà de leurs seuls talents militaires, ont eu un impact décisif sur la bataille. Inutile de les présenter ici, tout le monde les connaît, plus ou moins. Passons donc à ce duel Napoléon/Wellington à Waterloo. Comme devait l’écrire l’illustre maréchal Montgomery, le vainqueur de Rommel à El Alamein, cette bataille de Waterloo n’aurait jamais dû avoir lieu du moins pas dans ses conditions.[1] On ne peut que donner raison au maréchal britannique. Mais l’étude des buts de guerre distincts de Napoléon et Wellington explique déjà cette confrontation de Waterloo. Quel est le but de Napoléon lorsqu’il entre en campagne le 15 juin ? Partir avec 120 000 hommes, empêcher la jonction de Blücher et Wellington, battre Blücher l’obligeant à se replier vers l’Allemagne, puis se retourner vers Wellington, l’écraser vers Bruxelles et le pousser à se réembarquer à Anvers. Un plan ambitieux qui a pourtant marché de moitié puisque la sévère défaite de Blücher à Ligny le 16 juin contraint le vieux Prussien à s’éloigner de Wellington… du moins provisoirement… Il reste alors Wellington. Wellington que tous les généraux français redoutent car aussi bien Soult, Drouet d’Erlon, Reille, Milhaud, Kellermann, pour ne citer que les principaux ont été battus par lui en Espagne. Un seul ne le redoute pas voire le méprise : Napoléon. Napoléon, qui n’a plus affronté les Britanniques depuis le siège de Toulon en 1793, n’a aucun respect aussi bien pour les soldats britanniques que pour leur chef qu’il tient pour un aristocrate arrogant et peu regardant de la vie humaine… Ce qui n’est pas faux ! Mais il sous-estime terriblement la principale qualité de Arthur Wellesley duc de Wellington : sa capacité résiliente. Il n’abandonne jamais et s’accroche jusqu’à ce que, de vaincu, il devienne vainqueur par l’épuisement de son adversaire. Wellesley a remporté les batailles de Talavera en 1809 et de Fuentes de Oñoro en 1811 alors qu’il est perdant pendant un long moment sur le terrain ; mais sa ténacité et la discipline qu’il sait inculquer à ses armées font que ses troupes ne se débandent jamais et tenant leurs positions malgré tout, obligent les Français à perdre l’avantage tactique obtenu.

 

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Figure 2: Vers 19 heures, Napoléon, persuadé de tenir encore sa chance, fait avancer la Garde Impériale pour tenter le va-tout sur le centre, saigné à blanc, de l'armée de Wellington (Source-Collection Vinkhuijzen, New York Public Library Digital Collection)

 

Le ‘’drame’’ de Napoléon à Waterloo est qu’il combat un ennemi qui n’a pas la même conception des buts de guerre que lui. Les plus grandes victoires de Napoléon, Austerlitz, Iéna, Friedland, Wagram, La Moskowa ont été obtenues sur des adversaires pratiquant la mesure et qui, ayant perdu l’initiative tactique et ne pouvant plus manœuvrer grâce aux coups de génie tactique de Napoléon, se décident à la retraite et rompent le combat. Or, ici, c’est différent et pour plusieurs raisons, Wellington ne peut ordonner la retraite. La première est matérielle : une seule route de retraite s’offre à lui à savoir la route de Bruxelles et celle-ci est, dès le matin, tellement engorgée de blessés, prisonniers et déserteurs que même s’il l’avait voulu, Wellington n’aurait tout simplement pas pu retraiter par cette voie. En cela, Napoléon n’a pas tenu compte de la configuration du terrain : en saignant à blanc Wellington dans cette impasse du Mont Saint-Jean, il crée un contexte de lutte à mort qui oblige Wellington à se battre jusqu’au dernier. Napoléon aurait eu besoin des conseils de l'éclairé Sun Zu, au matin du 18 juin, lui qui préconisait de ne jamais attaquer un ennemi sans lui laisser une possibilité de retraite…

Une autre raison et sans doute ce qui fait que Napoléon et Wellington ne se comprennent pas en cette journée, c’est donc la question des buts de guerre. Napoléon combat pour des raisons militaires, détruire les armées ennemies mais aussi avec des buts clairement politiques sur le moyen terme : prendre Bruxelles, sans doute rattacher -de nouveau- la Belgique, qui compte encore de nombreux soutiens, à l’Empire français et surtout frapper un coup de tonnerre dans toute l’Europe signifiant : le Maître est revenu ! L’idée est de décourager les armées coalisées qui s’approchent de la France (250 000 Russo-Autrichiens arrivent sur le Rhin, 100 000 Autrichiens sont dans les Alpes, 100 000 Prussiens en seconde ligne, 50 000 Autrichiens en Italie…) mais aussi de raffermir son autorité à Paris et en France. Rappelons que la seule légitimité de Napoléon depuis 1796 réside dans son rapport à l’armée et dans l’affection des soldats : cette affection s’est créé dans les victoires et ne peut être ranimée que dans les victoires ! Une seule défaite, même une retraite lui est impossible et ferait effondrer son capital sympathie. Si en 1813-1814, Napoléon a parfaitement su manœuvrer les opinions en rejetant les raisons de ses défaites sur 1-la trahison des anciens alliés (Exemple fameux des Saxons à Leipzig qui feraient perdre la bataille selon Napoléon alors qu’il s’agit là de seulement 3000 hommes qui passent à l’ennemi) 2-la trahison de certains maréchaux, il n’a maintenant plus droit à l’erreur étant donné que ces ‘’traîtres’’ ne font plus partie de l’armée composée pour une part importante de volontaires.

Or, ces buts politiques de Napoléon sont en pleine contradiction avec ceux de Wellington. Quels sont-ils ? Justement aucun ! Wellington, dépêché en Belgique avec une armée hétéroclite, mi-aguerrie, mi-novice, ne s’attendait pas à être la cible numéro 1 de Napoléon et pensait agir en périphérie comme en Espagne tandis que Napoléon serait prioritairement sur le Rhin. À présent au centre de la tourmente, Wellington n’a qu’un seul objectif : tenir. L’ordre qu’il donne au général Hill alors que celui-ci vient le voir pour savoir qu’elles seraient les consignes en cas qu’ils soient tué, sont signifiants : « tenir, jusqu’au dernier homme et jusqu’à la dernière cartouche… » Si l’Histoire a retenu le côté héroïque de cette phrase, il faut y voir aussi le sens plus profond : tenir n’est pas un aveu de faiblesse de Wellington, au contraire, c’est sa plus grande force ! Tenir, permet aux Prussiens d’arriver mais épuise également l’armée de Napoléon ; tenir, permet aux colonnes russes et autrichiennes d’arriver en face de Strasbourg, tenir permet aux révoltés royalistes de la Vendée et de la Provence de reprendre espoir…Tenir, va faire effondrer l’Empire restauré péniblement par Napoléon…

 

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Figure 3: Les cuirassiers français s'acharnent sur un carré britannique lors des grandes charges françaises entre 16 heures et 18 heures... (Source-Fragment du Panorama de Louis-Jules Dumoulin)

 

Alors que de nombreux commandants ayant affronté Napoléon, l’archiduc autrichien Charles de Habsbourg, le russe Bennigsen ou même le Prussien Blücher se sont cassés les dents face à l’Empereur en voulant copier sa stratégie offensive, Wellington adopte ici une posture défensive dans le refus total de l’initiative qui désoriente complètement Napoléon l’obligeant à brusquer ses décisions, à forcer des situations avec des moyens inappropriés et à faire consommer ses hommes dans des combats inutiles… Le seul qui avait compris cela est le Russe Mikhail Koutouzoff (1745-1813), le ‘’vainqueur’’ de la Grande Armée en Russie : le célèbre Suisse Jomini avait également préconisé cette attitude en 1813 lorsque, vexé de l’attitude de l’Empereur à son égard, il quitte le service de Napoléon pour rejoindre les Coalisés. Napoléon était habitué à vaincre des armées obligées de combattre avec un but politique en arrière-plan : bien souvent couvrir sa capitale ou bien préparer la paix en conservant une force armée garante d’une paix équitable. Il n’a jamais eu affaire à un chef comme Wellington combattant avec une seule volonté militaire : obliger l’ennemi à se détruire lui-même. De plus, de manière cynique, l’armée de Wellington, pour une bonne part formée de contingents non-britanniques, était périssable pour les généraux britanniques : cela n’est pas la moindre des raisons expliquant le caractère résiliant de cette armée sous le feu français de ce 18 juin 1815.

Pour conclure sur l’opposition Napoléon/Wellington, notons donc cette dualité discordante entre les deux : Napoléon combat pour gagner, Wellington combat pour entraîner son adversaire dans la défaite. En y ajoutant ce que l’on a dit plus haut sur la qualité de l’armée de Wellington, cela explique pourquoi, comme à son habitude, Wellington, laisse l’initiative tactique totale à son adversaire. Napoléon, malade, fatigué, n’a pas su en profiter. Le Bonaparte de l’Italie aurait certainement trouvé un éclair de génie pour faire ouvrir une brèche dans le dispositif de Wellington mais le Napoléon de 1815 n’a plus cette capacité et commande de loin en subissant les décisions de ses subordonnés comme Ney. C’est ainsi qu’il envoie l’ordre de charger au IIIème corps de cavalerie de Kellermann peu avant 17 heures : il se sent désarmé face à cette situation.[2] Il était plus en forme à Ligny, deux jours avant, car Blücher est un adversaire de l’offensive : réagir, cela Napoléon le fait encore très bien mais il ne sait plus innover. Sa capacité de réaction est d’ailleurs admirable pour faire face aux Prussiens qui débouchent à Plancenoit vers 18 heures : il gagne deux heures avec très peu d’hommes là où on aurait pu croire que le front allait s’effondrer dès 18h30. De même, Napoléon réagit avec à-propos lors de la débâcle de la Garde Impériale pour essayer de préserver ce qui peut l’être de l’armée. Mais il ne peut alors plus grand-chose…

 

20 napoleon dans son dernier carre dessin de job dans napoleon 1921 collection de l auteur

Figure 4:  Napoléon dans son dernier carré, le rempart infranchissable du 1er régiment de Grenadiers de la Vieille Garde, assiste, impuissant, à la déroute de son armée... (Dessin de JOB dans Napoléon, 1921, collection de l'auteur)

 

Si Napoléon semble presque absent du champ de bataille, du moins peu mobile, ce n’est pas le cas de Wellington qui montre, là, une autre de ses qualités : sa capacité à savoir remonter le moral de ses hommes. Des années à lutter en perdant la bataille lui ont sans doute appris cette vertu essentielle. On ne compte plus les carrés de la première ligne qui ont vu passer le duc pour qu’il leur délivre quelques bons mots. De même, lors des grandes charges françaises, loin de s’abriter derrière les lignes, il reste au centre du carré des Guards de la brigade Maitland ou bien dans un de la brigade Colin Halkett à savoir ceux les plus exposés. L’historien prussien note avec justesse : « Sa présence, sur tous les points dangereux, excitait les soldats à faire les derniers efforts »[3] De même, on peut citer un soldat de la brigade Colin Halkett qui écrit que ses camarades et lui étaient tristes de voir que Wellington prenait autant de risques pour venir les encourager.[4] Des risques qui sont bien réels puisque rappelons que la quasi-totalité de l’état-major et des aides de camp de Wellington sont tués ou blessés alors que le duc s’en ressort, miraculeusement, indemne.

Source huile sur toile de william barnes wollen national army museum chelsea london

Figure 5: Le duc de Wellington parcourant la ligne de ses troupes (Source-Huile sur toile de William Barnes Wollen, National Army Museum-Chelsea, London)

 

Ajoutons, pour finir qu’une forme de duel psychologique a pu s’installer entre Napoléon et Wellington. Les deux savent très bien que les deux meilleurs stratèges de leur époque s’affrontent en ce 18 juin. Aussi, même sans se voir, les deux hommes sont dans une sorte de transe dans laquelle chacun essaye de percer les mouvements de l’autre. C’est surtout vrai pour Wellington qui malgré, des campagnes où il sort invaincu en Espagne notamment, porte en lui la virginité de n’avoir jamais affronté que des ‘’seconds couteaux’’ de Napoléon et jamais l’Empereur en personne. Comment savoir qui est le meilleur ? Une anecdote, rapportée par le sergent du 7th hussars Edward Cotton, illustre bien la façon dont Wellington s’implique dans cette bataille. Alors qu’il est en train d’observer les mouvements des Français avec sa longue-vue, il ne voit pas que des tirailleurs français font siffler les balles autour de lui et il faut que le colonel Gordon, l’un de ses aides de camp, vienne directement prendre la bride de cheval pour le faire aller s’abriter : Wellington, ainsi déplacé, n’a pourtant pas quitté sa longue-vue et ne s’est même pas rendu compte de l’action de Gordon ![5]

N’est-ce pas le moment de rappeler que Lord Wellington, devenu l’homme le plus puissant du Royaume-Uni dans les années 1830, n’allait pas se coucher sans aller jeter un coup d’œil sur un buste de Napoléon qui ornait sa demeure londonienne : du plus profond de sa conscience, Wellington essayait-il encore de montrer à l’Empereur qu’il l’avait bien vaincu en cette journée fatale du 18 juin ? Comme si du haut de sa Légende en plein essor à ce moment-là, Napoléon continuait à dire : Non…

 

Sources citées

-Cotton Edward, A Voice from Waterloo, London, 1849, 276 pp.

-Damitz Karl von, Histoire de la campagne de 1815, Paris, 1840, Tome I, 586 pp.

-Montgomery Bernard, Histoire de la Guerre, 1968, France-Empire, Paris, 1970, 638 pp. 

-Pontécoulant Louis-Adolphe, Souvenirs militaires, Napoléon à Waterloo ou Précis rectifié de la campagne de 1815, Dumaine, Paris, 1866, 491 pp.

-X, La Crise de Waterloo par un soldat de la 5ème brigade, Colburn’s united service magazine, II, London, 1852, 632 pp.

 


[1] Bernard Montgomery, Histoire de la guerre, p. 392. 

[2] Louis-Adolphe de Pontécoulant, p. 309.

[3] Karl von Damitz, I, p. 279.

[4] Soldat de la 5ème brigade, p. 55.

[5] Edward Cotton, p. 255.

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