Ben Salomon, le Dentiste du Pacifique
Juillet 1944, île de Saipan
Le sacrifice du capitaine Salomon
Ou la définition même du Héros
Le 1er mai 2002, le président des Etats-Unis, Georges W. Bush remet la plus haute distinction militaire américaine, la Medal of Honor, au capitaine Benjamin Lewis Salomon…à titre posthume. Cela fait depuis le 7 juillet 1944 que les mannes de Salomon attendent cet hommage. La citation se termine en ses termes : « L’extraordinaire héroïsme du capitaine Salomon et son dévouement envers son devoir sont en accord avec les plus hautes traditions militaires et donnent un immense crédit à sa personne, son unité et à l’armée des Etats-Unis. ». Pourquoi avoir attendu près de soixante ans pour décerner cet honneur bien mérité au capitaine Salomon ? C’est qu’il n’était pas un héros comme les autres ; aussi, qui aurait bien pu prévoir qu’un simple dentiste myope devienne l’un des plus grands héros de la Seconde Guerre Mondiale ?
Figure 1: Portrait de Benjamin Salomon
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Rien n’aurait, en effet, prédestiné Benjamin Lewis Salomon à ce destin glorieux. Né le 1er septembre 1914 dans une famille juive de la classe moyenne de Milwaukee dans le Wisconsin, il s’est très tôt orienté vers des études de médecine et plus spécialement de dentiste. Rapidement diplômé, il part en Californie à la célèbre université de Californie du Sud à Los Angeles au sein de la faculté dentaire : en 1937, à 23 ans, il peut exercer. Ben Salomon est une personnalité paisible, pleine d’enthousiasme mais même si ce n’est pas le grand musclé de service, il est devenu, au fil des ans, une véritable force de la nature. Boy scout depuis sa plus tendre enfance, il y a passé plusieurs grades et sait ce que c’est que de vivre à la dure, c’est un modèle pour ses camarades. De même, il s’est, très jeune, exercé au tir et peut se targuer d’être devenu un tireur hors pair. Mais la violence n’est pas son fort, simplement, il est une personnalité altruiste, dynamique et perfectionniste.
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En 1940, dans le climat de guerre latent de l’époque, Salomon décide de s’engager dans l’armée préférant d’abord la garde nationale. Sa myopie et le fait qu’il porte des lunettes a dû également l’éloigner d’un poste plus ‘’actif’’.
La 27ème division de l’armée américaine était, avant la déclaration de guerre de décembre 1941, une division de Garde Nationale destinée à protéger l’état de New York. Le 102ème régiment dans lequel s’engage Salomon cantonne à Troy, une banlieue d’Albany, la capitale de l’Etat de New York. Mais dès octobre 1940, elle est déjà appelée au service fédéral. Salomon, d’abord engagé au 102ème d’infanterie puis ayant rejoint le 105ème, a tenu à rejoindre le service actif et de fait, a abandonné son activité de dentiste : devenu sergent d’une escouade de mitrailleuses, il s’est fait grandement remarqué dans le régiment par ses compétences au tir et a même remporté plusieurs concours. On l’a d’ailleurs surnommé du titre honorifique de « Meilleur soldat du coin ».
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En mars 1942, la 27ème division commence son transfert vers le Pacifique étant envoyée sur l’île d’Hawaï. C’est à ce moment que l’administration de l’armée américaine vérifiant ses hommes se rend compte que le talent de dentiste de Salomon est inutilisé et à cette époque, les dentistes militaires de talents sont rares : promu lieutenant le 14 août 1942, il est alors transféré au staff médical de son unité comme officier-dentiste. Mais Salomon s’oppose à ce transfert : il veut combattre en première ligne ! En vain, car on ne discute pas avec l’administration militaire américaine ! Il passe donc lieutenant-dentiste mais malgré ce poste quelque peu à l’écart, sait se maintenir en forme ; participant à tous les exercices physiques de ses camarades, il en étonne toujours plus d’un en surpassant tout le monde dans les compétitions de course ou d’endurance.
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Novembre 1943, les vraies opérations commencent puisque le 3ème bataillon du 105ème notamment est envoyé capturer l’île de Makin tandis que les bataillons du 106ème vont s’emparer de l’atoll d’Eniwetok. Une bonne partie du 105ème est donc restée inactive : les 1er et 2ème bataillons -celui de Salomon- restés en garnison à Hawaï- n’ont pu encore connaître le cauchemar de la lutte contre les Japonais dans le Pacifique. Mais à l’horizon se profile une prochaine mission et non des moindres : Saipan.
Capitale dans la route vers une attaque directe sur le Japon, l’île de Saipan, offre la possibilité pour les Américains de se rapprocher considérablement de l’archipel japonais en vue d’une attaque. En raison de cela, les Japonais la défendraient donc à outrance, peu importe les pertes.
Figure 2: Localisation de l'île de Saipan (Source-Google Maps)
Pour une découverte de l'île de Saipan vue du ciel !
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Lorsque les Américains débarquent à Saipan le 13 juin 1944, l’objectif est clair : s’emparer vite de l’île et surtout de ses terrains d’aviation pour permettre de déployer une tête de pont aérienne en vue d’aller directement bombarder le territoire japonais. L’opération est délicate car les Japonais ont déployé une redoutable division dans l’ile : la 43ème de nouvelle formation et très motivée aux ordres du non moins redoutable général Yoshitsugu Sait?. Né le 2 novembre 1890, Sait?, est à 54 ans, l’archétype même de l’officier japonais inflexible et entièrement forgé dans le moule de la tradition impériale de l’Empire du Soleil Levant. Conscient qu’en étant envoyé défendre Saipan, il défend les abords mêmes du territoire national, Sait? n’a qu’une seule option en tête : repousser les Américains ou se faire tuer sur place jusqu’au dernier homme de sa division. Il va tenir parole. En comptant, les troupes de marine, les blindés et l’artillerie, on peut estimer que moins de 30 000 Japonais vont devoir tenir tête à plus de 70 000 Américains issus des 2nd Marines Division, 4th Marines Division et 27th Division. Mais le terrain jouerait en faveur des Japonais qui l’exploitent au maximum. Marais, grottes, cavités souterraines, forêts épaisses, immenses champs de canne à sucre où l’on peut se camoufler partout : tout est en place pour que les Américains vivent l’Enfer sur cette île. Ce sera le cas. On ne va pas retracer l’historique du déroulement de cette bataille sanglante mais focalisons-nous sur l’action de la 27th Division auquel appartient Ben Salomon. La division débarque le 16 juin, soit trois jours après les Marines et doit s’emparer d’un aéroport. C’est fait le 18 juin mais alors, le général Ralph Smith, commandant de la division, se lance à l’assaut du mont Tapotchau, le point culminant de l’île et le point de défense majeur des Japonais. Du 18 au 20 juin, les combats font rage mais 277 hommes de la 27ème division tombent pour rien : on ne progresse pas. Le généralissime américain Holland Smith prend alors en grippe cette 27ème division qu’il juge encore trop tendre et relève le général Ralph Smith de son commandement. Il faut attendre le 5 juillet pour que la 27ème vienne finalement à bout du mont Tapotchau après d’atroces combats où les lance-flammes et les mortiers sont les précieux alliés des Américains.
Figure 3: Progression difficile des troupes US dans les forêts de Saipan !
Images d'archives des soldats américains progressant dans l'île de Saipan en juin-juillet 1944
Nommé capitaine juste avant de débarquer à Saipan, Salomon ne supporte bientôt plus d’être reclus au QG du 105th à faire le dentiste ; il demande alors à être muté chirurgien au poste de campagne à savoir le poste de premier secours juste à quelques dizaines de mètres des lignes ennemies. Il y travaille sans relâche jusqu’au début du mois de juillet. Cela tombe finalement bien puisque le chirurgien du 2ème bataillon du 105th a été tué dans un violent combat par un mortier avant le débarquement à Saipan : Salomon le remplace avec tout l’enthousiasme dont il ne se sépare jamais !
Figure 4: Un poste de secours médical de l'armée américaine sur l'île de Saipan
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Le 5 juillet, Sait? doit se rendre à l’évidence : les Américains seront bientôt les maîtres de l’île et ce n’est pas avec ses 3000 soldats, morts de faim et épuisés, qu’il pourra y changer quelque chose. Néanmoins, il sait qu’il lui reste une carte à jouer : l’orgueil japonais. Décidé à remplir coûte que coûte son devoir, il donne, comme ordre du jour pour le 7 juillet suivant, un seul mot dont tout le monde comprend parfaitement bien le sens : Banzai ! L’attaque-suicide, sans espoir de retour, pas de prisonniers, ni d’un côté ni de l’autre !
Figure 5: Le général japonais Yoshitsugu Saito (1890-1944)
3000 soldats japonais enragés et fanatisés s’apprêtent donc à déferler sur les positions avancées américaines ; leur nombre a été augmenté par l’apport de paysans et pêcheurs locaux que les Japonais, à force de propagande présentant les Américains comme des monstres, ont réussi à embrigader : on leur donne des fourches taillées en bambou, peu importe l’armement du moment qu’ils chargent avec les autres !
Voici la proclamation que fait lire le général Sait?, reclus dans son bunker et gravement malade, à ses hommes la veille du 7 juillet, à 18 heures : elle est sans équivoque.
« Je m’adresse aux officiers et hommes de l’armée impériale du Japon à Saipan.
Depuis plus de 20 jours que les Diables Américains ont attaqué, les officiers, soldats et employés civils de l’armée impériale et de la flotte sur l’île ont bien et bravement combattu. Partout, ils ont démontré l’honneur et la gloire des forces impériales. J’avais espéré que chaque homme ferait son devoir. Les cieux ne nous en ont pas donné l’occasion. Nous n’avons pas su utilisé le terrain. Jusqu’alors, nous avons combattu à l’unisson mais nous n’avons plus rien pour nous battre et notre artillerie a complétement été détruite. Nos camarades sont tombés les uns après les autres. En dépit de l’amertume de notre défaite, nous plaidons ‘’Sept vies à rendre à notre pays’’. Les attaques barbares de nos ennemis continuent. Alors qu’ils n’occupent qu’une partie de Saipan, nous sommes en train de mourir sous la violence des obus et des bombes. Que nous attaquions ou que nous restions là où nous sommes, la mort sera là. Pourtant, à travers la mort, il y a la vie. Nous devons utiliser cette opportunité pour exalter les vrais vertus de l’homme japonais. Avec ceux qui restent, je chargerai ces Diables d’Américains pour leur souffler dessus une ultime fois et pour laisser mes os à Saipan comme un rempart dans le Pacifique. Comme il est dit dans le "SENJINKUM" [Ethique du combat[1]], ‘’Je ne souffrirai pas l’injure d’être capturé vivant’’ et ‘’J’offrirai le courage de mon âme et calmement je me réjouirai en vivant selon un principe éternel’’
Ici, je prie avec vous pour la vie éternelle de l’Empereur et la sécurité du pays, et j’irai en avant à la recherche de l’ennemi. Suivez-moi !
Général commandant
Figure 6: Divers types de fantassins japonais (Source-Liliane et Fred Funcken, collection de l'auteur)
Avec un tel credo, la journée s’annonce comme cauchemardesque pour les Américains. Elle va l’être. Notons tout de même le courage et la dignité militaire japonaise poussées à leur extrême dans ce message presque émouvant dans sa façon d’être écrit. Les soldats japonais respecteraient à la lettre cet appel. Quant au valeureux général Sait?, il ne pourra accompagner ses hommes dans leur ultime effort. Malade au point de ne plus pouvoir se déplacer, il accomplit ce que l’honneur d’un officier japonais lui commande à savoir le suicide rituel par Seppuku (Hara-Kiri) ; s’étant ouvert le ventre avec son sabre, il est, sur son ordre, achevé par son aide-de-camp d’une balle dans la tête dans la nuit du 6 au 7 juillet.
Figure 7: Vue du Mont Tapotchau sur l'île de Saipan (Source-Wikimédia Commons)
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L’aube du 7 juillet est à peine levée depuis une heure que les épais branchages de la forêt de Saipan s’agitent sous les piétinements furieux de milliers d’hommes : les ultimes soldats japonais de l’île, ayant réussi à convaincre des centaines de pêcheurs de les rejoindre pour ce dernier baroud d’honneur face à ces diables américains, les ont envoyés en avant. Dans le campement du 105th, on ne se doute de rien : on compte bien souffler des derniers jours éprouvants.
Mais vers 5 heures du matin, un soldat arrive des avant-postes, tout affolé ; il vient de capturer un pécheur japonais qu’il vient d’interroger… Ce que ce dernier révèle glace le sang de tout le quartier-général américain : une attaque japonaise en masse se prépare et les deux premiers bataillons du 105th sont en plein ligne de mire !
Figure 8: Charge Banzai de l'infanterie japonaise !
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Le lieutenant-colonel O’Brien, chef du 1er bataillon du 105th, confère rapidement avec le major McCarthy et prend ses dispositions pour faire face à l’attaque mais déjà, on entend les pelotons des avant-postes ouvrir le feu. Les Japonais sont là ! En quelques minutes, le périmètre de sécurité des deux bataillons du 105th est infiltré et le combat prend une dimension individuelle. Les corps-à-corps se multiplient, la violence augmente de secondes en secondes… La seule chance des Américains est que les Japonais n’ont presque plus de cartouches et combattent, pour la plupart, à la baïonnette, à la pioche ou au poignard, les pêcheurs utilisant les lances en bambou taillées. Néanmoins, les Japonais ont encore assez de réserve d’obus de mortiers et de grenades ce qui rend le chaos le plus complet. Tout ordre est perdu et les avant-postes US doivent être rapidement abandonnés. On se regroupe rapidement sur de nouvelles lignes de défense… Mais malgré des pertes terribles dans leurs rangs, l’élan des Japonais est irrésistible ! Tout est renversé par cet ouragan ! Les exploits individuels arrivent alors : le lieutenant-colonel O’Brien, sortant de sa tente comme un furieux, un pistolet dans chaque main, part seul contre la horde ennemie ; devant cela, ses hommes se regroupent et repartent à l’assaut mais c’est alors qu’il est gravement blessé et doit être évacué. Il refuse et mal pansé, se fait installer aux commandes d’une mitrailleuse montée sur une jeep. Autour de lui, ses hommes, pour la plupart blessés, retraitent, il va les couvrir, leur dit-il. On le retrouvera le lendemain, mort, au poste qu’il n’aura jamais voulu quitter. Un peu plus loin, le simple soldat Thomas se distingue en tenant en respect les Japonais avec son fusil en dépit de ses faibles munitions : une sale blessure l’oblige pourtant à être porté en arrière ; un camarade le soutient mais une balle vient blesser ce dernier. Thomas lui enjoint alors de le laisser là et de sauver sa peau ; un autre camarade arrive et se propose de porter Thomas sur son dos mais celui-ci ne lui demande qu’un simple pistolet chargé et lui dit un presque souriant Au revoir. S’accolant à un arbre pour ne pas être surpris sur ses arrières, Thomas compte ses balles, il en a huit. Le lendemain, on dénombrera huit cadavres japonais autour de celui du 2ème classe Thomas.
Figure 9: Divers types de fantassins américains au combat (Source-Liliane et Fred Funcken, collection de l'auteur)
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Où se trouve alors le capitaine Salomon dans ce cataclysme ? Levé aux premiers coups de feu, il a sans plus tarder rejoint son poste de secours pour essayer de soigner au plus vite les blessés du jour. Moins de quelques instants plus tard, le petit poste se trouve déjà envahi par les nombreux blessés qui affluent depuis les avant-postes. Quelques hommes se trouvent en convalescence depuis les derniers jours mais l’arrivée des nouveaux blessés fait que, très vite, le poste de secours compte près d’une trentaine de blessés dont certains très gravement, la plupart sérieusement éclopés. Des cris parviennent de l’extérieur et Salomon peut juger que le danger se rapproche ; pourtant, il continue sa tâche comme si de rien n’était.
À ses côtés, quelques infirmières s’activent. Cherchant urgemment un scalpel, il sort de la tente pour en trouver un mais c’est là que, levant la tête, il sursaute : derrière les croisées de bois du poste de secours, il vient d’apercevoir un soldat japonais frappant avec sa baïonnette un blessé étendu à l’extérieur. D’un geste rapide, Salomon s’empare d’un fusil M1 Garand, sort en trombe du poste, ajuste son coup en un quart de seconde et abat le Japonais d’un tir rageux. Cherchant à rentrer à l’intérieur du poste, il s’en voit alors l’entrée bloquée par deux nouveaux Japonais. Sans réfléchir et n’ayant pas le temps d'ajuster un nouveau tir, Salomon assène un violent coup de crosse au premier soldat avant d’achever l’autre d’un coup de baïonnette ; le premier Japonais, revenu à lui, est ensuite tué d’un tir à bout portant. Rentré à l’intérieur du poste, Salomon peut alors lire sur les visages terrifiés des blessés qu’un nouveau danger est là : en effet, par l’autre entrée, c’est à présent quatre soldats japonais qui font face à Salomon ! Le poste va bientôt être envahi !
Figure 10: Mitrailleuse US ouvrant le feu !
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Salomon doit prendre sa décision en un dixième de seconde. Frapper avant d’être frappé ! Instinctivement, Salomon bondit sur le Japonais le plus près de lui et d’un geste rapide le désarme de son poignard dont il se sert pour le blesser gravement au visage. Ils ne sont plus que trois. Jouant au chat et à la souris, Salomon arrive à prendre un M1 Garand abandonné faisant feu sur le second Japonais qui s’effondre…plus que deux puis plus qu’un après que Salomon lui ait laissé la baïonnette de son fusil plantée dans le ventre. Le dernier Japonais est toujours là. Salomon n’a plus rien : il se précipite alors sur le Japonais frappant directement à l’estomac ; le Japonais vacille mais se remet et va pour poignarder Salomon lorsqu’un coup de feu l’abat sur place : un des blessés du poste, voyant Salomon seul pour se défendre, a réussi à ramper jusqu’à un pistolet calibre 45 et s’en est servi. Salomon prend alors conscience de la gravité de la situation. S’il a pu venir à bout de ces quelques Japonais, ce n’est rien à côté des dizaines qui vont bientôt déferler dans quelques secondes. Penser, agir, prendre une décision, vite. Un radio arrive alors et annonce qu’il faut vite partir, que le 105th retraite. Salomon, conscient que ses blessés n’ont, pour certains, pas une chance de s’en sortir dans cette fuite, jette un regard aux éclopés et leur dit ces mots : « Faites ce que vous pouvez pour rejoindre le régiment, je me charge de les retenir ici jusqu’à ce que ce soit bon ! » et avant que d’aucun n’aient pu réagir à ces paroles terribles, Salomon, s’est emparé d’un fusil-mitrailleur laissé à terre par un blessé et s’est précipité à l’extérieur de la tente. On entend des rafales, des détonations puis les crépitements d’une mitrailleuse lourde… Les derniers blessés à quitter le poste pour rejoindre le poste de contrôle du 105th avoueront qu’ils ont vu Salomon traîner une mitrailleuse de calibre 30 faisant feu avec rage sur les Japonais, effectuant des cercles avec son arme pour balayer les masses qui se jettent sur lui. Tout le reste fait, dès lors, partie de la Légende. Mais ne peut-on interroger cette légende ? Ne peut-on imaginer Salomon sortir en hurlant du poste de secours arrosant de son feu la masse, presque surprise, des Japonais ? Salomon lâchant son arme pour vite s’emparer de cette mitrailleuse lourde calibre 30 ? Ne peut-on se l’imaginer dirigeant sa mitrailleuse sur les dizaines de Japonais qui l’entourent de part et d’autre, l’obligeant à faire feu à droite, puis à gauche, à droite encore, à gauche ? … Tandis qu’il reçoit ses premières blessures, multiples éclats de balles, de déflagrations de mortiers qui explosent près de lui le couvrant de terre, de coups de baïonnettes quand certains Japonais arrivent sur lui et qu’il doit défendre son arme en tirant des rafales à bout portant ? … Ne peut-on se l’imaginer lorsqu’il dut traîner sa lourde mitrailleuse à un autre angle de tir car à cause des cadavres japonais s’amoncelant devant lui, il n’avait plus aucune visibilité pour tirer ? Quatre fois, il dut effectuer cette action… Les traces au sol le prouvèrent le lendemain. Imaginons-nous enfin, les dernières rafales que dut tirer Salomon, le visage et le torse dégoulinant de sang à cause de 76 blessures corporelles dont 24 léthales, à quoi dut-il bien penser ? Le fait que ses blessés soient désormais probablement sauvés, sa famille, un amour de jeunesse ou bien simplement, fugacement, un paysage de son enfance à Milwaukee ? Nous ne le saurons jamais. Hélas, nous ne pourrons et ne pouvons jamais que savoir les faits. Les faits quels sont-ils ? Ils furent établis le lendemain matin par les troupes américaines chargés de reconquérir le terrain perdu la veille par le 105th. Arrivés sur les lieux du massacre des deux bataillons du 105th, on retrouva le corps déchiqueté de Salomon toujours agrippé à sa mitrailleuse calibre 30 et autour de lui, on compta. Cela prit un certain temps mais il y avait de quoi donner le vertige : en donnant sa vie pour les siens, Salomon, lui le petit dentiste juif à lunettes de Milwaukee, avait emporté dans son sacrifice plus de 98 Japonais ! Mais tous les blessés du poste de secours du lieutenant Salomon avaient été sauvé !
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Les hommes présents sur place furent vite unis par une évidence : il fallait vite constituer le dossier pour décerner la Medal of Honor à Salomon, on lui devait bien ça ! Le capitaine Edmund Lowe du 105th s’en chargea. Mais un problème de taille se présente : en tant que personnel médical, Salomon n’est pas en droit de recevoir une médaille pour une action combattante. Le capitaine Lowe raconte que, dès son arrivée, le général américain commandant les troupes de secours, s’est approché du cadavre de Salomon pour rapidement lui arracher son brassard de la Croix-Rouge mais cela ne change rien à l’affaire. Il fallut ainsi attendre 2001 et de nombreuses tentatives pour que l’on accepte de remettre la Medal of Honor à titre posthume au capitaine Salomon en trouvant -enfin- comme argument qu’un médecin est en droit de combattre dans le cadre de la défense de ses patients. Justice était, enfin, rendue !
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Notons pour finir que la journée du 7 juillet 1944 est vraiment celle du 105th d’infanterie car on comptera d’autres récipiendaires de la Medal of Honor dont le colonel O’Brien et le IIème classe Thomas ; à titre collectif, le régiment même est décoré (1er et 2ème bataillons). Il a payé très cher ces honneurs avec près de 406 tués et plus de 512 hommes blessés sur les 1108 hommes présents au début de l’affrontement soit le chiffre terrible de plus de 82% de pertes. Les pertes japonaises de la journée sont, elles, effarantes puisque la quasi-totalité des restes de la garnison de l’île sont anéantis et que des milliers de civils périssent la plupart se suicidant du sommet d’une falaise pour éviter de se rendre aux Américains. Pour les Japonais, il s’agit, d’ailleurs, du début de la fin puisque, peu après la nouvelle de la perte de Saipan, le gouvernement du belliqueux Premier Ministre Tojo devait démissionner laissant la place à un parti plus pacifique : le Japon venait de perdre définitivement la main face aux Américains dans le Pacifique. Et dans cela, Salomon y avait joué la plus belle part…
Figure 11: Dessin représentant Benjamin Salomon
Bibliographie
-Crowl Philip A., Campaign in the Mariannas, Washington D.C., 1993.
-Lowe Edmund G. The 27th Infantry Division in World War Two, Washington, 1949.
-Riaud Xavier, Captain Ben L. Salomon (1914-1944), DDS, héros du Pacifique?
-Site internet, Badass of the week, http://www.badassoftheweek.com/
-Center of military history United States Army, The War against Japan, a pictorial record, Washington, 2001.
[1] Code militaire japonais entré en vigueur en 1941.
Commentaires
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- 1. DUPREZ Le 15/12/2020
Un bel article.
Respects pour ces Hommes.-
- Le 25/12/2020
Merci beaucoup pour votre commentaire et je joins ma voix à la vôtre: Respect !
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